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"Tecumseh repose ici": une expérimentation d'un jeu pervasif historique et ses enjeux cognitifs

ElDesdichado

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Source:
Timothy Compeau et Robert MacDougall,
, Playing With Technologies in History Conference (PastPlay), Niagara-on-the-Lake, Canada, 30 avril 2010

A de nombreux égards, cet article propose une des réalisations les plus réfléchies et les plus abouties en faveur de l'introduction du jeu pervasif dans l'enseignement de l'histoire. Pour mémoire, rappelons qu'un jeu pervasif ou ARG (Alternate or Augmented Reality Game) se caractérise par les trois éléments majeurs suivants, même si la définition est sujette à des approches variées, complémentaires et parfois différentes:

- Le jeu pervasif s'inscrit dans le monde physique réel. Dès 1993, dans un article fondateur, Pierre Wellner posait la question de la réalité augmentée en ces termes: "
Nous vivons dans un monde complexe, rempli de myriades d'objets, d'outils, de jouets et de gens. Nous passons notre vie à interagir avec cet environnement. Cependant, nos activités informatiques se déroulent en grande part en étant assis devant un ordinateur, l'oeil fixé sur un écran lumineux ... A partir de l'isolement de notre station de travail, nous essayons d'interagir avec notre environnement, mais les deux mondes ont peu de choses en commun. Comment échapper à l'écran et réunir ces deux mondes ?
" (Pierre Wellner et al., "Computer-Augmented Environments: Back to the Real World",
Communications of the ACM
36, n° 7 (1993), pp. 24-26)

- Le jeu pervasif possède une dynamique collaborative très forte puisque ce sont les interactions entre joueurs utilisant tous les supports de réseaux possibles et imaginables qui en assure la cohésion et la progression. Il est indéniable que c'est l'avènement du web 2.0 et la démocratisation/démultiplication des écrans de plus en plus mobiles, qui a favorisé l'émergence puis le développement des jeux pervasifs.

- En terme de gameplay, le jeu pervasif propose le plus souvent une fin ouverte et non univoque. Cela suppose une technique d'écriture de scénario ludique très spécifique qui doit intégrer le fait que les concepteurs ne savent pas au départ ce que les joueurs vont en faire.

Sans entrer dans les détails de l'histoire des jeux pervasifs qui dépasserait les limites de ce billet, il est une figure incontournable à connaître dans leur game design: Jane McGonigal, conceptrice d'un des archétypes du genre
I Love Bees
(2004) et dont les plus récents jeux comme
World Without Oil
(2007) et surtout
Urgent Evoke
(2010), commandé par la Banque Mondiale, montrent la montée en puissance du concept de pervasivité dans l'univers du jeu et bien au-delà. On constate que la dynamique de ces jeux place les gamers dans une situation d'anticipation d'un futur proche où le jeu consiste à résoudre une situation problème (la pénurie de pétrole) ou même à sauver le monde dans le cas d'Urgent Evoke en nous plaçant en 2020.

Tecumseh Lies Here
inverse la temporalité. Il s'agit d'utiliser le concept de jeu pervasif pour découvrir/exhumer le passé, et non pas inventer un futur proche. Mais cela va même beaucoup plus loin. Le but affiché consiste à utiliser le jeu plus pour appréhender ce qu'est l'investigation historique, la démarche historienne critique, que pour seulement s'immerger et apprendre une réalité d'un pan du passé.

Le contexte historique exploré par le jeu est la guerre anglo-britannique de 1812 "
qui ne fut pas - quoi qu'en disent les manuels d'histoire - un simple réflexe de survie de la part de la jeune nation face à l'agressivité des Anglais, mais une véritable guerre d'expansion vers la Floride, le Canada et les territoires indiens
" (Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, Agone, 2002, page 151). Le chef shawnee Tecumseh, dans sa tentative d'unifier les peuples indiens pour contrer cet expansionnisme, est d'une précoce et rare lucidité en saisissant l'enjeu essentiel: la question de la propriété de la terre. "
La seule et unique façon pour les Hommes Rouges de contenir et de stopper le mal est de s'unir pour revendiquer un droit commun et équitable à posséder la terre, comme cela était à l'origine et devrait encore être. Car la terre n'a jamais été divisée et appartient à tous pour l'usage de chacun. Nul n'aura le droit de la vendre, pas même à son frère rouge, et encore moins aux Blancs, qui veulent tout et n'abandonneront pas
" (Zinn, op. cit, page 151). Sa stratégie consiste alors à s'allier avec les Britanniques pour se débarrasser de la menace immédiate et directe américaine. Il perd la vie au cours de la bataille de la rivière Thames le 5 octobre 1813, dans des conditions controversées qui sont au coeur de l'intrigue du jeu. Les événements devaient lui donner raison puisque la guerre creek des Bâtons Rouges en 1813-1814 aboutit à la signature du traité de Fort Jackson le 9 août 1814 qui "
inaugurait quelque chose de nouveau et de primordial. Il accordait aux Indiens des droits individuels de propriété foncière, les distinguant les uns des autres, disloquant la propriété commune de la terre, donnant des terres aux uns et abandonnant les autres dans le plus grand dénuement. Bref, il introduisait cet esprit de compétition et d'intrigues caractéristique de l'esprit capitaliste occidental.
" (Zinn, op. cit, page 153).

Autant dire que la guerre de 1812 fait partie du roman national américain. Le jeu s'inscrivait d'ailleurs dans la cadre des commémorations du bicentenaire, car son objectif consistait aussi à en subvertir le sens édifiant et édificateur, à bousculer/déranger les participants dans une démarche critique contredisant la manière dont cette histoire est enseignée (quand elle est enseignée, puisque c'est une histoire en grande partie occultée, et en même temps aux narrations riches et contradictoires selon qu'elle est examinée par les Américains, par les Canadiens ou par les peuples de la région des Grands Lacs). Le jeu dans son intitulé même et dans sa progression joue constamment sur les deux sens du mot "lies":
reposer
pour parler de la dépouille de Tecumseh, mais aussi
mensonges
pour décrire les oublis et contrevérités de l'histoire officielle. L'utilité sociale de l'Histoire n'est-elle pas de déranger le contemporain et d'interroger constamment le Passé pour comprendre comment sa lecture équivoque est le fruit de visions du monde antagonistes qui sont autant de moteurs de la fabrique de l'Histoire ?

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L'apport le plus décisif de cet article consiste à montrer comment le jeu pervasif entretient un rapport étroit avec la méthodologie historique. Les concepteurs sont très clairs dans leur démarche: "Ainsi, jouer à "Tecumseh repose ici" a beaucoup à voir avec la recherche historique réelle. Les joueurs se rendent dans des bibliothèques et des archives. Ils rassemblent des preuves. Ils interprètent, analysent et discutent les preuves qu'ils ont collectées. Certains de nos personnages de fiction ne sont pas au dessus de tout soupçon en forgeant et en fabriquant des documents, et les joueurs doivent apprendre à questionner leurs preuves et à procéder à une critique de leurs sources. Le contenu historique n'est pas au coeur du jeu, le jeu est en soi une recherche historique.

Les sites patrimoniaux et historiques font partie intégrante du jeu, à travers des énigmes qui ne peuvent être résolues qu'en visitant les lieux réels. Elles se rapportent à des expositions dans les musées. Des objets sont cachés dans des parcs ou sur des champs de bataille. (...) De nouvelles énigmes amènent les joueurs à passer l'internet au peigne fin, mais aussi à visiter (des lieux physiques) dans un large rayon de la région des Grands Lacs et au-delà. Une des leçons du jeu est de montrer que le passé est présent partout. Un jeu pervasif entraîne les participants à traiter des indices comme dans un jeu et des modèles d'interprétation dans des lieux qui ne sont pas a priori des terrains de jeu. Même une guerre oubliée laisse des traces dans la toponymie, les limites politiques, et les mythes locaux. "Tecumseh repose ici" a pour but d'ouvrir les yeux sur la présence pervasive du passé".

Des indices, des traces, des mythes historiques à interpréter et à relier: nous sommes en plein dans la démarche indiciaire de l'historien décrite par Carlo Ginzburg. D'autant que l'existence de factions antagonistes entre les joueurs montre que "chaque groupe fictionnel de joueurs a sa propre interprétation de l'histoire, un point de vue qui est pertinent sur certains points et défaillant sur d'autres". Une des tâches ouvertes décidées par les groupes de joueurs consiste à repérer les oublis, les failles et les erreurs dans les documents, les oublis et les contrevérités des livres d'histoire ou d'autres sources indirectes.

La collaboration entre les joueurs d'une même faction s'appuie sur les capacités de chacun: l'un pourra consulter des documents en français parce qu'il maîtrise la langue, un autre sera spécialiste de l'analyse des photos aériennes, un autre sera proche géographiquement de tel lieu et pourra s'y rendre pour le groupe.

Le second apport de l'article est d'analyser les conditions de faisabilité d'un jeu pervasif historique, les facteurs intrinsèques et extrinsèques de réussite et d'échecs.

Le coût et la gestion du temps.

- Même si certains jeux pervasifs ont des budgets conséquents (par exemple Urgent Evoke a coûté 500 000 dollars pour rassembler 19 000 joueurs), il est relativement facile de concevoir un jeu pervasif historique avec des coûts beaucoup plus faibles. Ces jeux ne demandent pas en effet des environnements graphiques et logiciels sophistiqués. Le vrai problème est la question du temps de développement, car de par leur nature de jeux ouverts, "cela suppose de prévoir et de planifier d'innombrables possibilités et de créer une grande quantité de contenus sur un large spectre de supports différents (sites web, emails, vidéos, audios) ainsi que des indices dans les lieux réels". Mais au-delà du développement en amont, se pose aussi la question du temps consacré à la gestion du jeu par les concepteurs une fois qu'il est lancé. "Un jeu même modeste peut générer des centaines de emails, de textos, de tweets, de pages webs, et un jeu, s'il est conçu correctement, ira forcément dans des directions qui n'étaient pas prévues initialement". La balance entre les jeux de progression très scriptés et les jeux d'émergence aux fins ouvertes n'est pas toujours facile à décider et a fait l'objet d'un compromis raisonnable dans Tecumseh repose ici.

- Un des problèmes essentiels à résoudre est de faire rebondir l'intérêt des joueurs impliqués. La source du plaisir à jouer à un jeu pervasif est le degré de surprise qu'il génère. Les moments les plus mémorables de ce type de jeu sont liés aux événements qui apparaissent en cours de jeu et qui dépassent les attentes initiales du joueur: cela crée une tension, un "bras de fer" entre les intentions du concepteur du jeu et les envies des joueurs. "Dans ses meilleurs moments, la recherche historique présente le même caractère. Une source prometteuse amène vers d'autres sources plus nombreuses, une bonne question suscite d'autres questions, et les découvertes les plus satisfaisantes sont souvent celles qui permettent de relier soudainement des détails mineurs précédents à un ensemble plus vaste d'hypothèses".

- Se pose enfin la question des conditions de participation: le temps consacré à cette activité ludique très immersive est-il compatible avec le temps scolaire et universitaire ? Un enseignant ou une équipe dans un musée ont-ils le temps de concevoir et de développer ce type d'activité ?

Audience, communauté et impact.

- il n'est pas très facile d'évaluer combien de joueurs seront potentiellement attirés par un jeu pervasif. D'autant qu'une fois que le jeu est lancé et connu, seule une petite fraction de personnes deviendront des joueurs actifs. Et moins nombreux encore seront ceux qui mèneront l'expérience jusqu'à son terme.

- il faut aussi définir à qui s'adresse le jeu pervasif historique : à des habitués et experts en jeu pervasif pour qui le contenu historique sera secondaire? A un public plus vaste et néophyte, dans un objectif de sensibilisation à l'Histoire? à des amateurs d'Histoire ? à des gamers de jeux historiques ?

- il est nécessaire de veiller aussi à ce que le jeu puisse rester ouvert à la participation de nouveaux venus, une fois que la communauté de jeu a été déjà mise en place. Or on constate que la communauté installée qui a acquis des compétences de plus en plus élevées pour résoudre les situations problèmes peut avoir du mal à intégrer les participants tardifs et forcément plus malhabiles.

- une question essentielle est celle de la rejouabilité d'un jeu pervasif. La plupart d'entre eux sont des fusils à un coup, comparables à un événement unique, "un concert de rock, qui n'a de sens que pour ceux qui sont présents, et non reproductible pour ceux qui n'y sont pas".

- enfin, un des risques les plus sérieux serait de donner une vision conspirationniste de l'Histoire. Pour assurer une dynamique de jeu, les jeux pervasifs fonctionnent parfois sur le mode du secret, d'une vérité cachée, d'une conspiration dont on trouve les modèles à succès aussi bien dans des best-sellers comme "Da Vinci Code" (2003) que dans des jeux vidéo comme la série des "Assassin's Creed" (à partir de 2007). C'est cette dimension de révélation d'une vérité alternative qui procure bien souvent la sensation de plaisir du lecteur ou du joueur dans une allégorie du contrôle. Il est sans doute indispensable, pour des raisons éthiques, d'éviter cet écueil, ce qui suppose une qualité d'écriture scénaristique au service d'une vision plus scientifique et plus réaliste de l'Histoire. Après tout, Umberto Eco avait réussi son pari de nous faire découvrir une partie de l'univers mental médiéval dans Le Nom de la Rose sans sacrifier au conspirationnisme qui est un peu la marque de fabrique de notre époque depuis le 11 septembre.

L'article se termine par une conclusion provisoire sur les usages du jeu pervasif en Histoire qui est d'autant plus stimulante qu'elle pose plus de questions qu'elle ne donne de réponses définitives. Il semble bien possible en tout cas de concevoir des jeux pervasifs capables de délivrer un mode de pensée proprement historique.



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